À 19 ans, Jean-Yves Leloup vit une mort clinique. Un tournant pour sa vie. Il développe un intérêt pour les expériences d’éveil. Dominicain, puis prêtre orthodoxe, il est connu aujourd’hui comme écrivain, théologien et philosophe. Il est le fondateur de l’Institut pour la rencontre et l’étude des civilisations et du Collège International des thérapeutes. Il a donné des traductions et interprétations de l’Évangile, des Épîtres et de l’Apocalypse de Jean et aussi des évangiles considérés comme apocryphes. www.jeanyvesleloup.eu
Et une transmission de son enseignement est proposée en ligne :
https://elearning.jeanyvesleloup.eu

De quand date votre attirance pour la spiritualité ?

Depuis ma petite enfance, je me pose la question : qu’est-ce qui est vraiment ? Qu’est-ce qui résiste à la décomposition et à la mort ? J’ai eu un début de réponse avec cette mort clinique à Istanbul relatée dans L’Absurde et la Grâce ; dans d’autres situations aussi, j’ai pu voir « ce qui reste quand il ne reste plus rien » : un espace infini de silence, de lumière, de paix, rien. Il n’existe pas de mots puisque les mots sont dans l’espace-temps, dans ce qu’on peut mesurer, voir et peser. Il s’agit d’une expérience au-delà de tout, qui peut être « saisie », appréhendée par les sens ou la raison.

C’est une expérience fondatrice ?

Oui, un fondement sans fond, « ouvert », d’où apparaît toute chose, comme dans l’espace apparaissent mille et une choses. L’espace est là, invisible, infiniment présent et « insaisissable » – je préfère ce terme, à vide ou vacuité. Cet insaisissable est la source de la vie, de la conscience, de notre possibilité d’aimer. Cette mort clinique faisait suite à un dérèglement de tous les sens, un épuisement physique, mental, affectif. Né dans une famille athée où l’important est la réussite matérielle, la réputation, je me suis demandé ce qu’est cette réalité qui subsiste et qui demeure. À Istanbul, il existe deux lieux importants : la mosquée bleue et Sainte-Sophie. Une fois remis debout, mes premiers pas m’ont dirigé vers la mosquée où, dans la méditation, dans la prière, j’ai perçu comme un écho de cet infini espace/bleu. Ensuite, je suis allé en face, à Sainte-Sophie, une grande basilique byzantine avec le même espace, un peu encombré et dénaturé aujourd’hui. J’y ai rencontré pour la première fois le visage du Christ, dans une icône, et c’était toujours du bleu, mais cette fois le bleu d’un regard : là, j’étais vu, regardé, la vacuité était habitée par une présence. Qui est là ? Qui se révèle ? Qui se manifeste là ? Autour du visage du Christ était écrit : « ό ώv », en grec « Celui qui est, l’Être, Je suis ». Toujours à Istanbul, dans ce qui reste du quartier grec, le patriarche Athénagoras m’a initié à la présence de « Celui qui est », celui qui a dit : « Avant qu’Abraham fût, « Je suis ». » Ce « Je suis » résonnait avec ce que je venais de vivre. Il y a une réalité qu’il s’agit de découvrir, qui est ce « Je suis ». Le patriarche m’a envoyé au mont Athos, j’ai commencé à découvrir le christianisme, cette présence d’un « Je suis » au cœur du temps, qui le déborde et qui ne meurt pas quand tout passe et trépasse.

Comment cette expérience vous a-t-elle conduit à devenir prêtre ?

Je venais de découvrir une réalité essentielle, le Royaume de Dieu à l’intérieur de nous, le règne de cet Esprit, non pas quelque chose, mais quelqu’un. Comment ne pas se consacrer à ce quelqu’un, à cette présence ? Comment Le servir ? Mon premier désir était d’être moine. Je crois à l’efficacité de la contemplation, du silence et de la solitude. Au mont Athos, j’ai rencontré des moines inconnus qui vivent dans leur grotte, leur cellule, pourtant ils exercent une action réelle sur le monde. Il m’a été demandé de garder le lien avec cet espace de contemplation, mais aussi de le partager. D’où le choix d’être prêtre. De retour en France, je suis rentré chez les Dominicains à Toulouse, dans un couvent qui s’intéressait à la patristique, aux Pères de l’Église, aux origines et au premier millénaire du christianisme que j’avais découvert au mont Athos. Je suis devenu prêtre chez eux.

Vous êtes un passionné des textes sacrés. Que peut apporter leur approfondissement dans la spiritualité au quotidien ?

Tous ces textes sacrés sont un écho de notre maître intérieur. À travers les textes sacrés, c’est lui qui parle, à travers Moïse, à travers Abraham, à travers les psaumes de David, à travers les sages, les prophètes, à travers Lao Tseu, c’est l’être qui parle. Le premier grand texte sacré, c’est la nature. Le texte des Écritures, c’est en langage humain ce que nous disent le rouge-gorge, le nuage ou même les pierres, qui ont un langage extrêmement silencieux, mais profond et lumineux parfois. Malheureusement, on ne comprend plus le langage de la mousse, la langue des oiseaux, des nuages. On ne sait plus déchiffrer ce que nous dit la nature, alors on a besoin du texte des sages, des prophètes. Mais ce qui nous permet de décrypter ces deux livres, celui des Écritures et celui de la nature, c’est le livre du cœur. C’est à partir de là que les Écritures peuvent nous éclairer et enrichir notre vie quotidienne, nous rappeler au cœur de notre vie quotidienne qu’il y a en nous autre chose que nous, autre chose que ce qu’on appelle « le monde », autre chose que l’économie, le pouvoir, la manipulation, la volonté de puissance. Cela nous rappelle que tout cela n’est pas tout. D’autres dimensions sont à explorer, où nous pouvons trouver du sens, de la paix et du bonheur. Il y a encore un quatrième livre à ne pas oublier : le livre du corps, en lui aussi l’intelligence créatrice (le logos) nous parle à travers nos organes, nos symptômes, nos maladies.

Comment mieux vivre les évènements ? Peut-on influer sur le destin de la terre ?

On ne peut pas soulever un brin d’herbe sans déranger une étoile. C’est de la physique, pas de la poésie, mais c’est aussi de la poésie. Nous sommes tous inter reliés, le plus petit acte de bonté, de beauté, de méditation, de paix a une influence sur la planète. Ainsi, nous sommes tous responsables de ce qui se passe dans la société. D’où l’importance de ne pas rajouter de l’angoisse à l’angoisse, de la peur à la peur, de la colère à la colère, de la violence à la violence, parce que cela ne fait que nous détruire un peu plus. Comment répondre par du calme, de la sérénité à tout ce qui nous agresse ? Comment ne pas rajouter de la souffrance à la souffrance ? En mettant un peu de bonté, de patience, de paix, de silence, dans tout ce que nous faisons. Tout est énergie, tout est relié. Donc, si je suis en paix, il existe au moins un endroit dans le monde où il y a de la paix et elle peut se diffuser. Auprès des moines du mont Athos, j’ai vu comment, par leurs prières, ils pouvaient se sentir reliés avec le reste de l’humanité. Un jour, un moine m’a dit : « Il y a eu un tremblement de terre aujourd’hui. » Sceptique, j’ai pris note de l’heure, de la date pour vérifier quand je retournerais dans le monde. Après vérification, à cette époque s’était produit un énorme tremblement de terre à Mexico. Quand il a ressenti cela dans son corps, nous étions en Grèce. Je me suis interrogé : comment quelqu’un peut-il ressentir physiquement dans son corps ce qui se passe à des milliers de kilomètres ? À ma demande : « Que faites-vous dans votre grotte ? », il avait répondu : « Je remets de l’ordre dans le monde », témoignant de son unité avec le monde. Prier, méditer, être heureux contribue au bonheur de tous, puisque tout est relié. Surtout, il convient de ne pas rajouter de la souffrance, de la tristesse, il y en a assez. Regarder les infos parfois est déprimant, on est touché psychiquement et même physiquement. Alors, comment ne pas se laisser emporter ? Je crois à l’importance de la prière, se redresser, se tenir droit dans la lumière et appeler cette Lumière sur tous, être heureux pour le bien-être de tous : c’est une façon altruiste d’être égoïste. Comme le disait le dalaï-lama : « Il y a une façon de prendre soin de soi, pas pour soi, mais pour tous. » Notre corps, notre psychisme sont la part d’univers qui nous est confiée. Ne perdons pas la visée du bien-être de tous les êtres, non seulement les humains, mais la terre, les animaux, tout ce qui vit et tout ce qui respire. On n’existe pas pour s’empoisonner la vie les uns les autres, mais pour respirer au large et vivre dans l’unité qui est respect de la différence, union sans mélange et sans séparation.

Pour lire l’article en entier, REFLETS n° 39 pages 56 à 61